PREFACE DE BERNARD PIVOT POUR LE PROJET DU LIVRE "LA ROUTE EST BELLE"

      On peut choisir l’esbroufe et le bling-bling. Ça donne aussi des photos intéressantes. À l’instar de ce qu’elles montrent, elles en mettent plein la vue. Mais on peut leur préférer, c’est mon cas, des photos tout en modestie, tout en douceur, tout en simplicité, tout en naturel. Ainsi les œuvres de Françoise Chadaillac. Qui viennent d’où ? De la province française. Oui, d’accord, mais laquelle ? La province de là-bas, au loin, tout droit, puis à gauche, puis encore plus loin, au croisement des routes départementales et communales, la province des villes minuscules et des villages, là où la vie nous donne l’impression qu’elle s’est arrêtée parce qu’elle en avait assez de courir après le temps ou qu’elle en avait marre que le temps la pousse aux fesses.

     On pourrait dresser une carte de la déambulation de l’œil à la fois fureteur et amical de Françoise Chadaillac. Moirans-en-Montagne, dans le Jura, La Grand-Combe, dans le Gard, Bonnac-la-Côte, dans la Vienne, Marcillat-en-Combraille, dans l’Allier, Andouillé, dans la Mayenne, Honnechy, dans le Nord… C’est tellement français que c’en est exotique ! On n’y va pas. On y passe, puis on s’y arrête si l’on a de la curiosité, de l’humour et de la tendresse, trois qualités qui s’affichent sur chaque photo de l’album. Plus la virtuosité technique de l’artiste qui lui permet d’enfermer le temps, toujours lui, dans l’espace, si linéaire soit-il (d’ailleurs une misérable devanture porte fièrement le nom « L’espace-temps »).

     Il y a des portraits. Des petits commerçants, des vendeurs devant leur étal ou dans leur boutique, une femme qui pousse la porte d’un magasin, un bistrotier et un client tous les deux appuyés au bar, une femme avec son chat… Des gens ordinaires, des gens de peu, disait-on naguère. Comparée à nos existences trépidantes, la leur est quasiment immobile. Vus de la postérité, ils ne bougent pas. La photo les fixe sur place. Ils ne sont pas surpris. Ils ont l’habitude.
    Curieusement, les photos les plus bavardes sont celles qui, sans présence humaine, représentent des façades de boutiques. Ce sont aussi des portraits. Des portraits plain-pied de portes et de leur encadrement jaune, bleu, vert, aux couleurs flamboyantes ou délavées. Elles parlent, ces photos muettes, parce qu’elles racontent des visites, des courses pour acheter trois fois rien, des bonjour-bonsoir, des habitudes, des rites. Tabac-journaux, tabac-café, cadeaux, coiffure, journaux-épicerie-primeurs, graineterie-épicerie, radio TV électro, hôtel du raisin…

     J’ai écrit dans un livre ma tristesse de constater que ni ma sœur, ni mon frère, ni moi n’avions une photo de l’épicerie de nos parents, « Aux bons produits », 42, avenue Maréchal-Foch, à Lyon, 6ème arrondissement. Une douloureuse béance dans nos mémoires. Ouverte ou fermée, avec son étal de fruits et légumes sur le trottoir ou son rideau de fer tiré, peu importe, comme nous aimerions aujourd’hui la scruter, la palper, l’embrasser cette photographie qui parlerait intimement de nous sans que nous soyons dessus. Non seulement personne dans la famille n’a pensé à garder un souvenir illustré de l’épicerie, mais aucune Françoise Chadaillac n’est passée par là… La malchance s’est ajoutée à notre étourderie ou notre bêtise.
     C’est derrière la splendide façade 1930 de l’Eden-cinéma, de Cosne-sur-Loire, dans la Nièvre, que l’on voit virtuellement le plus de monde. Oh ! ici, dans l’obscurité complice, combien de frissons, de baisers espérés ou volés, de mains unies, de larmes, de rires ? Au premier plan de la photo un pont de pierre, au second le cinéma. Allégorie : avant d’accéder à l’Eden il va falloir franchir le pont…

     « La route est belle » affirme Françoise Chadaillac. C’est le nom d’un café-bar d’Auxerre. La route est belle parce que, en couleur, en confiance, en empathie pour la photographe, elle respire la douce France, la province sans fard, le terroir sans chichis, le village tel qu’en lui-même l’histoire ne l’a pas changé, ou si peu, la nostalgie pour une époque dont on voit bien qu’elle est en train de basculer. Oui, c’est une France qui disparaît ou qui a disparu dont voici des traces. En ce sens, Françoise Chadaillac a fait un travail d’ethnologue. Il est probable que c’est d’abord la beauté et la singularité d’un personnage ou d’un lieu qui la fait s’arrêter et saisir son appareil. Mais, presque simultanément, elle prend conscience de la fragilité de ce que le hasard lui donne à voir. Elle est convaincue avec raison que tout cela est menacé par le progrès, la mode ou l’économie. Alors, comment ne pas s’appliquer, avec d’autant plus de calme qu’il y a urgence, à en capter la forte et déjà désuète humanité ?
     Ah, j’oubliais ! L’épicerie familiale est devenue le bureau vitré d’une société financière. Oui, même en ville, le monde a changé. Alors, à la campagne…

 

Bernard Pivot